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Lutte de caste et classe: Comment l’expérience d’une famine mal gérée a posé les bases d’un régime social-démocratique au Kérala

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Dans l’État du Kérala, au sud-ouest de l’Inde, s’est fondée l’expérience d’un gouvernement unique en son genre, au cœur du système des castes et des communautés tribales des forêts. 

Plus social-démocrate que communiste, le Parti Communiste d’Inde compte parmi ses accomplissements le taux d’alphabétisation le plus haut du pays ainsi que la mise en place de nombreuses réformes agraires. Son autre particularité? Il est aussi historiquement le deuxième parti politique communiste à s’être fait élire d’une manière entièrement démocratique, après le Parti communiste saint-marinais en 1945 (et encore, la population venait tout juste de sortir de deux décennies de gouvernance fasciste). Mais alors, quelles sortes de circonstances matérielles et historiques ont pu mener à l’avènement de ce gouvernement? Et surtout, qu’est-ce qui explique la popularité conséquente du Parti dans la région?

Le Kérala d’aujourd’hui descend en partie d’un des 562 états princiers du Raj Britannique: le Travancore (ainsi que le Malabar, une partie du Tamil Nadu et le Cochin). Bénéficiant d’une prospérité relative et s’étant, tout comme son itération moderne, fait le champion de réformes sociales en tout genre (abolition de l’esclavage, ouverture d’écoles pour filles, allègement de restrictions liées au système de caste…), la situation se renverse à partir d’un ensemble de circonstances globales et internes qui affame la région en 1942. L’inhabilité du Raj Britannique à pallier la crise alimentaire en conjonction avec celle frappant le Bengale amène l’État princier à s’investir en premier plan de la responsabilité de la distribution et de la production de denrées de base dans la région. Une série de nouvelles politiques se succèdent dans l’espoir de mitiger la famine, allant d’une implantation de permis de vente pour le commerce de denrées à la désignation d’autorités légalement sanctionnées pour l’achat de surplus de récoltes. Cependant, les rations offertes par l’état à la population sont frugales et une industrie de revente de denrées au marché noir se développe parallèlement avec un problème de falsification des rapports de récoltes par les autorités corrompues. Les plus vulnérables et désespérés se rallieront même dans les jungles dans l’espoir d’y défricher les terres agricoles de plus en plus rares. Il est certain que cette population désespérée avait besoin d’aide.

Dans les villes, la famine et un climat de désordre généralisé persistent après la Seconde Guerre Mondiale, culminant en des protestations en octobre 1946 qui se transformeront en émeutes. Elles sont en fait la réponse aux répressions du Diwan face à la tentative des communistes d’établir un gouvernement indépendant dans la région. L’événement, qui sera plus tard connu sous le nom de la révolte de Punnapra-Valayar fera des centaines de morts. Les graines du nationalisme semées dans le début des années 30 par la perspective d’une Inde indépendante peuvent enfin germer en pousses de la pensée communiste pour supplanter le régime princier. 

Malgré la scission vécue entre le Congrès National de l’Inde et sa branche socialiste, les communistes des régions qui formeront le Kérala actuel ont gardé une mainmise sur leur électorat en se concentrant sur l’amélioration des conditions matérielles des paysans et des ouvriers. S’étant montré favorable à l’entrée en guerre de l’Inde contrairement au Congrès, la branche kéralienne du parti communiste d’Inde a su maintenir ses activités dans la région, consolidant son pouvoir en œuvrant au sein de la communauté du même coup. Des exemples de ce travail se trouveraient dans l’établissement de centres de distribution alimentaires pour aider les plus démunis ou alors dans une collaboration avec le gouvernement princier pour l’estimation de la superficie de terres agricoles et de leur productivité. Cette implication laïque et inter-caste du parti, fondée sur des problèmes matériels, auprès d’une population multi religieuse est aussi l’un des principaux facteurs contribuant à son succès. En effet, outre l’hindouisme qui est certes dominant dans la région, une partie substantielle du Kérala est de confession musulmane ou syrienne orthodoxe.

Vient finalement 1957, l’année de l’élection du parti. Après une levée sur ses activités en 58-59 dû à une coalition menée par différents groupes d’intérêts s’opposant à un projet de loi du gouvernement fraîchement élu, le parti peut mener à bien ses projets de réforme dans l’État. L’approvisionnement en nourriture demeurant un point-clé pour le parti, un an après son ascension au pouvoir, une taxe sur les denrées alimentaires est levée et un plan d’action est mis en marche pour, d’une part, baisser le prix du riz, et d’une autre, remédier à l’insécurité alimentaire. Le gouvernement prendra également contrôle des productions du « bol de riz » du Kuttanad et fondera des comités de vigilance en collaboration avec les villages pour superviser la distribution alimentaire. Le résultat de toutes ces mesures? À partir de 1960, le Kérala propose le deuxième prix le plus bas pour les denrées alimentaires du pays, juste derrière l’Odisha. 

Le reste de l’histoire du PCI se définit de long en large par des périodes de gouvernance alternative avec des coalitions politiques de gauche. En 1964, des suites de la rupture sino-soviétique, une faction de gauche alignée à l’URSS établie dans le CPI s’en sépare pour former le Parti Communiste d’Inde (Marxiste). Principalement établi dans le Kérala et le Bengale-Occidental, il mènera les reines d’une coalition de gauche nommée le « Front de Gauche » durant 7 septs mandats consécutifs qui dureront de 1977 à 2011. Éventuellement, le PCI finira même par intégrer les rangs de cette alliance après une période avec le Front Uni. 

La constitution du PCI opère sur les bases d’une démocratie libérale, avec des élections pluralistes permettant l’existence de plusieurs partis. Pour le parti, obtenir l’assentiment de la population est plus important que de faire opérer des changements radicaux qui, certes plairaient à une intelligentsia de gauche, mais qui ne correspondraient plus aux besoins matériels du prolétariat. Cela explique aussi l’approche plus laïque qu’anticléricale du parti. En effet, il n’est pas rare de voir des portraits de Lénine accompagnés d’effigies de Ganesh lors de rassemblements du PCI. 
L’un des plus grands problèmes d’un régime démocratique consiste dans tous les canaux à travers lesquels des projets de réforme doivent passer pour enfin apporter leurs changements. Conforme à l’approche plus modérée et édulcorée du Parti, ses projets de lois se sont réalisés en obtenant tout d’abord l’approbation du public et ont fait les frais de nombreux amendements avant d’être légiférés. Somme toute, avec l’abolition du féodalisme dans la région et une structure administrative revigorée qui a pu recentrer ses efforts sur le bien-être social et le développement économique, le succès de l’organisation est indéniable.

 

Article de : Adib Alouta

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